vendredi 14 juin 2013

La mer et l'amour, poème de Pierre de Marbeuf

 LA MER ET L'AMOUR


Et la mer et l'amour ont la mer pour partage
Et la mer est amère, et l'amour est amer.
L'on s'abîme en la mer aussi bien qu'en l'amour,
Car l'amour et la mer ne sont point sans orage.
Celui qui craint les eaux, qu'il demeure au rivage.
Celui qui craint les maux qu'on souffre pour aimer
qu'il ne se laisse pas par l'amour emporter
Car tous deux ils seraient sans hasard de naufrage
La mer de l'amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l'amour, sa mère sort de l'eau.
Mais l'eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
Si l'eau pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j'eusse éteint son feu de la mer de mes larmes...


Pierre de Marbeuf

Le voyage, le comte de Ségur

Le voyage.

Par M. le comte de Ségur.

(1756-1805)



À voyager passant sa vie,

Certain vieillard, nommé le Temps ;

Près d'un fleuve arrive et s'écrie :

"Ayez pitié de mes vieux ans.

Eh quoi ! Sur ces bords on m'oublie,

Moi, qui compte tous les instants !

Mes bons amis, je vous supplie,

Venez, venez, passez le Temps."



De l'autre côté, sur la plage,

Plus d'une fille regardait,

Et voulait aider son passage

Sur un bateau qu'Amour guidait.

Mais une d'elles, bien plus sage,

Leur répétait ces mots prudents :

"Ah ! Souvent on a fait naufrage

En cherchant à passer le Temps."



L'Amour, gaiement, pousse au rivage,

Il aborde tout près du Temps ;

Il lui propose le voyage,

L'embarque, et s'abandonne au vent.

Agitant ses rames légères,

Il dit et redit, dans ses chants :

"Vous voyez bien, jeunes bergères,

Que l'Amour fait passer le Temps."



Mais tout à coup l'Amour se lasse,

Ce fut toujours là son défaut ;

Le Temps prend les rames à sa place,

Et lui dit : "Quoi, céder sitôt !

Pauvre enfant, quelle est ta faiblesse !

Tu dors, et je chante à mon tour

Ce vieux refrain de la sagesse :

Ah ! Le Temps fait passer l'Amour."



Une beauté dans le bocage

Se riait sans ménagement

De la morale du vieux sage,

Et du dépit du jeune enfant :

"Qui peut," dit le Temps en colère,

"Braver l'Amour et mes vieux ans ?"

"C'est moi" dit l'Amitié sincère,

Qui ne crains jamais rien du Temps".







(Comédies, Proverbes et Chansons, par Joseph-Alexandre Ségur, in-8°, Paris, Colnet, an x, 1802)



jeudi 13 juin 2013

Les séparés, poème de Marceline Desbordes-Valmore


 Les séparés

N'écris pas - Je suis triste, et je voudrais m'éteindre
Les beaux été sans toi, c'est la nuit sans flambeau
J'ai refermé mes bras qui ne peuvent t'atteindre,
Et frapper à mon coeur, c'est frapper au tombeau
N'écris pas !

N'écris pas - N'apprenons qu'à mourir à nous-mêmes
Ne demande qu'à Dieu ... qu'à toi, si je t'aimais !
Au fond de ton absence écouter que tu m'aimes,
C'est entendre le ciel sans y monter jamais
N'écris pas !

N'écris pas - Je te crains; j'ai peur de ma mémoire;
Elle a gardé ta voix qui m'appelle souvent
Ne montre pas l'eau vive à qui ne peut la boire
Une chère écriture est un portrait vivant
N'écris pas !

N'écris pas ces mots doux que je n'ose plus lire :
Il semble que ta voix les répand sur mon coeur;
Et que je les voix brûler à travers ton sourire;
Il semble qu'un baiser les empreint sur mon coeur
N'écris pas !

Marceline Desbordes-Valmore