vendredi 14 juin 2013

Le voyage, le comte de Ségur

Le voyage.

Par M. le comte de Ségur.

(1756-1805)



À voyager passant sa vie,

Certain vieillard, nommé le Temps ;

Près d'un fleuve arrive et s'écrie :

"Ayez pitié de mes vieux ans.

Eh quoi ! Sur ces bords on m'oublie,

Moi, qui compte tous les instants !

Mes bons amis, je vous supplie,

Venez, venez, passez le Temps."



De l'autre côté, sur la plage,

Plus d'une fille regardait,

Et voulait aider son passage

Sur un bateau qu'Amour guidait.

Mais une d'elles, bien plus sage,

Leur répétait ces mots prudents :

"Ah ! Souvent on a fait naufrage

En cherchant à passer le Temps."



L'Amour, gaiement, pousse au rivage,

Il aborde tout près du Temps ;

Il lui propose le voyage,

L'embarque, et s'abandonne au vent.

Agitant ses rames légères,

Il dit et redit, dans ses chants :

"Vous voyez bien, jeunes bergères,

Que l'Amour fait passer le Temps."



Mais tout à coup l'Amour se lasse,

Ce fut toujours là son défaut ;

Le Temps prend les rames à sa place,

Et lui dit : "Quoi, céder sitôt !

Pauvre enfant, quelle est ta faiblesse !

Tu dors, et je chante à mon tour

Ce vieux refrain de la sagesse :

Ah ! Le Temps fait passer l'Amour."



Une beauté dans le bocage

Se riait sans ménagement

De la morale du vieux sage,

Et du dépit du jeune enfant :

"Qui peut," dit le Temps en colère,

"Braver l'Amour et mes vieux ans ?"

"C'est moi" dit l'Amitié sincère,

Qui ne crains jamais rien du Temps".







(Comédies, Proverbes et Chansons, par Joseph-Alexandre Ségur, in-8°, Paris, Colnet, an x, 1802)



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